Ceux des eaux mortes. 1, L'or et la toise / Brice Tarvel
Publié le 25 Mai 2013
La Fagne est un pays maudit, un pays d'eaux mortes. Deux fois maudit, par la faute des alchimistes qui ont déversé des siècles durant, dans ses rivières et ses marias, les produits de leurs expériences ; par la faute du magicien Vorpil et de son terrible maléfice : lorsqu'en Fagne du Nord, tout ou presque est soumis à un sortilège de grandissement, en Fagne du Sud, c'est un rétrécissement qui frappe choses, bêtes et gens. Dans un paysage aussi lugubre, au milieu d'un grouillement de monstruosités, on peut croiser des traînes-vase à la recherche d'un trésor, une sorcière obèse, ou de jolies demoiselles frappées de la maladie des eaux souillées...
Que voilà un roman qui fleure bon la veillée au coin du feu et son lot d'histoires tantôt drôles, tantôt effrayantes que les enfants émerveillés avalent avec un gloutonnerie qui fait plaisir à voir! Les Fagnes, je les connais bien. Ma maison d'enfance était située assez près de ces merveilleuses plaines mi-herbeuses mi-marécageuses, et j'y allais très fréquemment promener. Ce livre est un agréable rappel de ces moments passés à admirer la beauté sauvage de ces contrées et à en apprendre les vieilles légendes qui y sont associées. J'ai d'ailleurs été très étonnée de voir à quel point l'auteur est bien documenté sur cette région. S'il n'y a jamais mis les pieds, je tire mon chapeau bas sur sa démarche documentaire! Tout y est, depuis les descriptions époustouflantes des marécages jusqu'aux légendes sur les nuitons (que je connais mieux sous le nom de nutons). Tout est criant de réalisme, et pourtant...
Pourtant, le plus génial, c'est l'histoire que l'auteur est parvenu à en tirer. Une histoire et des légendes qu'il s'est complètement réapproprié pour créer un univers bien à lui, peuplé de magiciens fous, de sorcières déjantées, de personnages attachants aux histoires souvent tragiques (mais qui, j'en suis sûre, finiront bien), de créatures monstrueuses, de sortilèges surprenants, de maladies effrayantes, de trésors fabuleux et de monarques dégénérés. Le synopsis qui suit n'est que le tout début de l'histoire. Il s'en suivra de nombreuses aventures pleines de rebondissements, que je tairai pour laisser aux futurs lecteurs l'effet de surprise : Le magicien Vorpil, désireux de venger la mort de son maître le roi Storan II, et punir ceux qui profitent de la situation, décide de séparer le royaume de Fagne en deux, la Fagne du Nord et la Fagne du Sud. Sur la Fagne du Nord, il met en place un sortilège de grandissement, et au contraire sur la Fagne du Sud, c'est un sortilège de rapetissement. Pour palier à ce problème, un alchimiste a inventé un antidote appelé le Toiseur, qui permet à tout qui le boit de retrouver une taille normale. L'aventure commence avec deux personnages, Jodok et Clincorgne, deux traînes-vase qui souhaitent trouver une grande quantité de Toiseur dont il ont besoin pour s'emparer d'un trésor. Ils vont trouver Renelle, une sorcière obèse réputée pour son savoir-faire dans la préparation du remède. Mais celle-ci, entendant parler de trésor, décide de les devancer à leur insu...
Ce qui rend la lecture aussi agréable, c'est aussi, évidemment, le style d'écriture inimitable de Brice Tarvel. Si son histoire est unique, sa manière de l'écrire lui est aussi propre. Il convient de bien s'accrocher, au début, car on peut être de prime abord dérouté par le style employé par l'auteur tant il foisonne de termes peu usités, obsolètes, voire des néologismes propres à Tarvel. Le tout parvient à immerger le lecteur dans un univers suranné aux senteurs de feu de bois et de bonne cuisine paysanne. Je me suis plu tout au long du récit à imaginer mon appartement métamorphosé en chaumine, mon canapé en banquette chauffée au coin de l'âtre, et mon chat Tolkien en quelque créature mi-féline, mi-fantastique. Mais on ne saurait se figurer, par cette courte description, la touche rustique que l'écriture apporte au récit, il me faut donc vous dévoiler un extrait :
"Ils furent dehors, sous la pluie toujours battante, avec une douzaine de mioches d'illusion marchant sur leurs talons. Les gouttes tombées des nues d'encre traversaient les silhouettes malingreuses sans dévier leur trajectoire et les pieds des gosselots n'imprimaient aucune marque dans la bouillasse. La Renelle se tenait plus droite. Ses yeux brillaient moins et ses lèvres ne laissaient plus échapper de répugnantes coulures.
- Tu peux me lâcher le col, paladin des nénuphars, grommela la sorcière. Crois-tu que je vais me mettre à courir comme une chevrette pour fuir ta goujaterie?
Jodok obtempéra. Clincorgne s'était déjà engouffré dans l'écurie et il en ressortit bientôt en menant les gonches par le mors.
- On va chez moi, décida Renelle. C'est toujours dans ma chaumine que je traite les affaires sérieuses et on y sera plus quiets que sous ce déluge qui me glace les mamelles.
Un rapace nocturne lançait des notes lugubres très loin dans les profondeurs du marais. Les marmots fantômes se diluaient lentement, comme étrillés par un vent discret qui n'existait pas plus qu'eux.
Ils se mirent en route, Jodok et Clincorgne installés sur les gonches, avec la Renelle qui marchait devant eux en se dandinant. pour son seul usage, la commère marmonnait des mots que la nuit épongeait aussitôt."
Petite cerise sur le gâteau, une chose que j'adore trouver dans les romans que je lis : une foultitude de créatures sorties de l'imagination de l'auteur! Les gonches, par exemple, dont il est notamment question dans l'extrait ci-plus haut, sont des bêtes de monte mi-cheval, mi-dragon. On peut aussi dénombrer les cochons bleus, le dieu Mûm qui oblige ses fidèles à subir le sortilège de grandissement sans jamais user du Toiseur, le Grand Grimacier, créature de légende très redoutée qui hante les marais et fait chavirer les embarcations, les vampires du pays d'Obscurie, les chimères dont les peaux sont utilisées en magie, les nuitons, les serpents d'eau, les aquachiens et les aquaboucs, les palusaures... et de nombreuses autres à découvrir.
Seul petit bémol : une certaine cruauté qui plombe un peu parfois l'ambiance déjà très lourde de l'univers du royaume de Fagne. Mais c'est sans doute moi qui apprécie de moins en moins les scènes sanglantes...
Ceci n'est que le premier tome de la série, et il me paraît évident que les autres tomes ne tarderont pas à rejoindre ma PAL et suivront en chronique dans peu de temps sur mon blog. Cette série est pour moi un must-have!
Ma note : 9/10
Vers d'autres chroniques...
- La série "Ceux des eaux mortes" fait partie des coups de cœur de Jean-Luc Rivera!
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Lu dans le cadre du challenge "Un mot, des titres", pour la session 16 de mai 2013, où le mot était "mort".
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Lu aussi dans le cadre du challenge "Les lieux imaginaires 2013", dans la catégorie "Lieux imaginaires après 1950".